Laurent THINES
Laurent Thinès, né en 1974 à Arras, a vécu en Provence, sur l’île de la Réunion, dans les Hauts-de-France et enfin en Franche-Comté. Après avoir effectué ses études de Médecine à Marseille, il rejoint Lille pour y suivre une formation neurochirurgicale. Nommé professeur des universités en 2015 à Besançon, il est aujourd’hui neurochirurgien, chef de service au CHRU de Besançon. En janvier 2016, le professeur Thinès a opéré, et ce fut une première en France pour ce type de malformation vasculaire cérébrale, une patiente de 39 ans par la chirurgie éveillée, qui permet de réaliser des opérations jusqu’alors impossibles, mais aussi de réduire les risques de séquelles neurologiques. Selon Laurent Thinès, cette pratique pourrait être élargie à d’autres pathologies du cerveau, comme les anévrismes, ou les cavernomes. En France, les tumeurs du cerveau touchent environ 5.000 personnes par an.
Mais, ce sont d’autres « tumeurs », à compter du 17 novembre 2018, qui vont profondément affecter le professeur Thinés. Celles des lésions chez les personnes blessées lors des manifestations des Gilets Jaunes. La vague jaune d’une colère noire, que Thinès qualifie de « mouvement de révolte et d’émancipation citoyenne des déclassés de la République. » Cela le décide à manifester et à lancer, en janvier 2019, une pétition (« Les soignants français pour un moratoire sur l’utilisation des armes dites moins-létales »), qui récolte près de 182.000 signatures, pour la suspension des armes sublétales LBD40, mais aussi les grenades de désencerclement, qui sont la cause « d’amputations de membres, de défigurations à vie, de fracas maxillo-faciaux ou dentaires, de dilacérations oculaires ou d’énucléations, d’hémorragies cérébrales engageant le pronostic vital, de séquelles neurologiques… »
Pour le professeur Thinès, un usage même « raisonnable » de ces armes est « impossible » : « Nous demandons leur interdiction pure et simple ». Un combat dont il est, avec le journaliste David Dufresne[1], l’un des fers de lance : « J’alerte sur l’utilisation dangereuse et surtout interdite (le directeur général de la police nationale a récemment rappelé les conditions d’utilisations de ces LBD aux forces de l’ordre. Il est interdit de viser la tête) des lanceurs de balles. Ces armes causent des lésions de guerre ! J’ai vu des scanners avec des blessures très graves. On parle de crânes explosés, de lésions crâniennes irréversibles. Ce n’est plus du maintien de l’ordre. Je me positionne comme un médecin mais aussi un citoyen français choqué de ces méthodes. Ce n’est pas acceptable la gravité de ses lésions infligées à des personnes qui manifestent de façon pacifique… J’ai vu des scanners de personnes qui avaient le crâne fracassé, avec des hématomes intracrâniens et des séquelles neurologiques. »
Le médecin évoque la centaine de blessés graves et les 17 personnes ayant été éborgnées. Le texte de sa pétition aborde le cas d’une jeune femme qui, lors de sa première manifestation, a perdu un œil ; et la nécessité pour lui d’agir en tant que médecin : « Je veux porter la parole des soignants, car je suis assez surpris qu’ils ne s’élèvent pas contre les violences, alors qu’ils sont en première ligne pour gérer ces blessés graves… On ne peut pas rester dans l’inaction. C’est intolérable médicalement et humainement. À une contestation sociale, il faut apporter une réponse politique et pas simplement répressive. C’est devenu un problème de santé publique majeur. »
Lorsque Sylvain Tesson, prix Renaudot 2019 pour son livre La panthère des neiges (Gallimard) écrit en avril 2020 à propos du confinement lié au Covid : « Se rend-on compte de notre chance ? Pendant quinze jours, l’État assure l’intendance de notre retraite forcée… Subitement, on a moins envie d’aller brûler les ronds-points, non ? » Laurent Thinès lui répond : « On peut être un écrivain reconnu et un piètre humain…N’en déplaise à la panthère des Neiges… On vit dans un pays où les premiers de cordée sont : les premiers de corvée, caissière, éboueur, livreur, ouvrier, les moins bien payés, soignants, mini-jobs, les plus méprisés, grévistes, manifestants, fonctionnaires, les plus réprimés, gilets jaunes, banlieusards, les grands oubliés, France d’en-bas… »
Neurochirurgien, humaniste social et militant contre les armes sublétales, aux côtés des Gilets Jaunes ; Laurent Thinès est également depuis son adolescence, un poète. « Pour moi, nous dit Laurent Thinès, la poésie est « politique », surtout à l’époque que nous vivons où se mettent à nouveau en place des mécanismes de contrôle social par la perversion du langage à des fins de travestissement de la réalité de nos vies. Dans ce milieu, le poète a un rôle majeur à jouer en tant qu’éclaireur, dénonciateur d’imposture ou « simple diseur » de vérité. La force des mots, grâce à l’imaginaire mobilisé et aux émotions suscitées, est considérable et les tyrans le savent bien, eux qui continuent de séquestrer, torturer ou éliminer nombre de nos frères et sœurs de par le monde. Le poète est un rebelle par essence. La poésie est notre dernier bastion de liberté. »
Et c’est ce bastion de liberté qu’illustre la poésie de Laurent Thinés, ainsi dans Feu, poèmes jaunes, co-écrit avec la poète Cathy Jurado (née en 1974, auteur de dix livres, dont récemment, Ceux qui brûlent, Musimot, 2021) et dont les droits d’auteur sont reversés intégralement au Collectif des Mutilés pour l’Exemple. Ce livre à deux voix est né au cœur des ronds-points et des manifestations des Gilets Jaunes. Par le biais d’une évocation poétique sans concession, les poètes témoignent de ce combat historique, de la répression contre ce mouvement, mais aussi de la ferveur et du courage des Gilets Jaunes : FEU - comme des tirs de flash-ball, de LBD40, d’OFF1, de GLIF4, de GMD, de DMD, de GM2L, de lacrymogènes, et leurs poumons suffoqués, leurs yeux éborgnés, leurs mains amputées, leurs visages fracassés, leurs peaux brûlées, leurs bleus et leurs plaies, leurs corps mutilés, leurs âmes dévastées, leurs vies sacrifiées, leurs citoyens assassinés. Le dernier livre de Laurent, La Patience des araignées (2021), plus intimiste, lui, jette ses quintils dans la toile de toutes les solitudes, non pas pour écraser l’araignée, mais pour mettre les aprioris et l’indifférence à la porte et pour mieux dire l’humain, avec ses huit yeux d’abimes non dénués de lumière : Nous attendons - bien arrimés à nos toiles de solitude - que le destin se résigne enfin - à nous catapulter - quelques morceaux de bonheur à sucer.
Mais, son maître-livre, à ce jour, est sans doute La Garde de Nuit, Réparer les soignants (2020), son troisième opus de poèmes. Laurent Thinès y retrace le quotidien du soignant qu’il est : Mais il faut bien passer à l’acte. Rentrer dans le vif du sujet. Et la matière pensante de nos cerveaux, par ces mains prolongée, ouvre et répare les corps de nos frères allongés. Dans ses poèmes comme dans son bloc opératoire, Laurent Thinès ne répare pas seulement le vivant, il le porte et l’incarne, sans jamais perdre sa capacité d’émerveillement : Et nous dévidons nos fuseaux de vie sur nos métiers à retisser la vie des autres. Mais il ne cache rien des contradictions qui existent de plus en plus et qu’il combat, entre sa mission de service public et la course à la rentabilité imposée de l’hôpital néo-libéral, débouchant sur des conditions de travail indignes. Il nous dit : « La Garde de Nuit montre la réalité de la vie des soignants. J’ai commencé de l’écrire en 2016. Il m’a permis de verbaliser ce que je vis ; de cicatriser, de passer le cap. » Mais il y a bien sûr les joies du vivre que le poète porte à bout de bras pour libérer le flux artériel des fleuves et irriguer les aires cérébrales asséchées. Le poète nous dit encore : « J’ai choisi l’univers médiéval dans ces poèmes, car il représente dans son organisation, sa hiérarchie, sa violence, le monde hospitalier. » Mais, déjà : Au cœur de mes rêves, un écran s’embrase de bleu et alors monte l’alerte…
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire : Atlas de neuroanatomie clinique, avec F. Lemarchand et J.-P. Francke (Masson, 2008), Cubes poétiques, Lignes de vie (L’Harmattan, 2019), La vierge au loup, Récit d’un psychopathe (éditions Æthalidès, 2019), La Garde de Nuit, Réparer les soignants (éditions Z4, 2020), Prix Suzanne Raffle de Chevaniel du récit épique 2020 du groupement des écrivains médecins, Feu, poèmes jaunes, avec Cathy Jurado (Le merle moqueur, 2021), La Patience des araignées (éd. Librairie-Galerie Racine, 2021), Pré-cheyenne, partition blanche (Z4/éditions, 2022), Le souffle et la sève (Musimot, 2023).
[1] Le journaliste David Dufresne est l’auteur du film Un pays qui se tient sage (2020), qui dresse le portrait d’une police dont la réponse par la violence se fait de plus en plus systématique, tout en étant un documentaire de réflexion sur le maintien de l’ordre et le monopole de la violence revendiqué par les États. À partir de son travail sur les violences policières, David Dufresne a également puisé la matière de son premier roman, Dernière Sommation (Grasset, 2019).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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